Lorraine Alexandre
Triptyque 1 :
Nuque – piercing – 2004
Tu voulais un collier permanent, un pendentif sans chaîne. Chez le tatoueur, tu as demandé un piercing horizontal sous le cou, au-dessus de la poitrine. Quelle déception de l’entendre dire qu’il ne tiendrait pas. Il a eu l’idée de préciser que ceux du cou résistaient mieux. Tans pis alors pour l’oiseau que tu pensais y faire tatouer. Le piercing « Dans ta nuque », avant même de cicatriser, est devenu le héros récurrent de mes portraits de toi, même s’il m’arrive parfois de bercer quelques regrets en imaginant un bel oiseau, tête en bas, cherchant l’écho de la voix de la mésange tatouée sur ton pied.
Triptyque 2 :
Poitrine – piercing – 2009
Parallèlement à la médecine, le piercing progresse aussi. Cinq ans après avoir dû en faire le deuil, le tatoueur annonce fièrement que les piercings sous le cou tiennent mieux quand ils sont fais à la verticale. Voilà enfin le collier tant attendu, ta marque la plus violente, la blessure la plus profonde. Les piercing corporels sont des plaies entretenues, quand on les retire, la peau se referme. Si tu choisis de retirer celui-là, sa cicatrice sera sans doute la plus visible, la plus dérangeante que tu possèdes pour l’heure. Paradoxalement, il représente, tant qu’il est là, la plus esthétique, la plus identifiable de tes marques.
Triptyque 3 :
Oreille droite – piercing – 2012
Le piercing Tragus sur le cartilage à l’entrée de ton oreille peut passer inaperçu. Fait avec une certaine désinvolture dans une zone déjà investie dès l’enfance par les classiques des lobes, son histoire m’échappe. Comme un second rôle au cinéma, il reste dans l’ombre des vedettes si promptes à attraper les regards puis se révèle au moment où on ne s’y attend plus. Il devient la belle surprise faussement discrète, faussement banale, sur son petit socle où, l’air de rien, il a les honneurs de la tête, celui qui veille encore et qui résiste quand tout le corps s’efface sous les tissus.
Triptyque 4 :
Poignet droit – piercing – 2010
Presque invisibles désormais, les deux petites cicatrices de ton poignet forment les derniers vestiges d’un enfant mort-né. Le piercing, magnifique dis-tu, qui prenait la place d’un bracelet n’a pas tardé à provoquer une infection. La douleur n’a pas le pouvoir de t’inquiéter. C’est lorsqu’il a suffit de toucher la main pour voir des gouttes de pus perler sous le métal que tu as décidé qu’aucun bijou ne méritait une amputation. Adieu le beau piercing, je n’ai pas eu le temps de le voir, ni de le photographier. Sur la liste de tes marques, il représente ma plus grosse frustration, mon fantôme préféré.
Triptyque 5 :
Visage – piercing Madona ou mouche – 2001
La cicatrice au-dessus de ta bouche marque l’emplacement d’un ancien piercing. Tes parents, mes grands-parents, venaient de mourir et tu ne risquais plus de les tuer avec tes drôles d’idées. A l’époque, en province, un piercing aussi visible choquait encore, il te posait là… Un peu provoc’, mais tout de même glamour, on l’appelle aussi piercing mouche. Sous la surface, dans la bouche, le métal a détruit une partie de la gencive, mais tu ne l’as retiré que le jour où tu as remarqué que les ados en portaient. Etre rattrapée par une mode quand on a dû se justifier pendant des années… quel retournement ! Comme tu as des réflexes et peu de regrets, exit le piercing du visage.
Triptyque 6 :
Nombril – piercing - 1998 - chirurgie – 2016
Tu n’as jamais été une adepte du piercing et du tatouage comme art de vivre. Tu en as fait ton propre usage loin des phénomènes de mode, loin des tribus chatoyantes des connaisseurs. Tes marques doivent rester les repères du parcours intime de ta quête identitaire et ne pas devenir les signes de ralliement à un groupe quel qu’il soit. C’est pourquoi tu ne veux pas être recouverte, pas de collection, à chaque nouveau piercing, un autre plus ancien doit disparaître. Celui du nombril, le seul fait du vivant de tes parents car il pouvait être caché, n’est plus qu’une cicatrice désormais qui vient se confondre avec celle de ton opération de ligature des trompes. Fidèle à toi-même, tu rêvais des cicatrices sur ton ventre sans savoir que ton chirurgien mettait un point d’honneur à ne pas en faire… Autant nous en amuser donc !
Triptyque 7 :
Pied droit – tatouage – 2003
La mésange sur ton pied en dit long à ceux qui te connaissent. Tu souffres, en effet, d’une névrose sympathique qui consiste à nourrir tous les animaux avec un faible longtemps souligné pour les oiseaux. La mésange, marque glorieuse de ta généreuse folie parfois coûteuse, en amuse plus d’un. Ce tout petit tatouage en dit long sur toi. Il forme la seule de tes marques dont la fonction assumée n’est pas prioritairement esthétique.
Triptyque 8 :
Avant-bras gauche – Brûlures de cigarettes – 1984 à 1988
Sur ton avant-bras gauche, cette constellation de brûlures de cigarettes raconte ta jeunesse. Ado, tu éteignais tes clopes sur la peau, écrivais des poèmes au cutter, tailladais la chair, mais la peau se régénérant sans cesse, toutes les marques de cette époque ont disparu, ne restent que les profondes brûlures. J’étais enfant et fascinée par ce geste, l’endurance à une douleur auto-infligée. Les cicatrices sont devenues à mes yeux de toute petite fille, un bon repère pour t’identifier, ta marque de fabrique. Elles étaient enveloppées d’un mystère, tabou familial, objet d’inquiétude comme un bruit assourdi… J’ai développé une admiration sans faille pour cette très jeune tante qui savait contrôler son mal de vivre adolescent en reprenant et détournant les rênes de la souffrance. Les brûlures auto-infligées, stigmates désormais obsolètes de tes combats de jeunesse, restent ta marque la plus familière, bizarrement rassurante. Ce geste répété est aussi le signe précurseur, la genèse d’un rapport à la douleur que tu as ensuite sublimé, esthétisé, à travers les piercings.
Triptyque 9 :
Langue – piercing – 2010
Le piercing de la langue est le souvenir le plus ténu, la marque imperceptible de ta seule faute de goût. Alors furieuse de devoir renoncer au piercing du poignet, il te fallait compenser la perte. Tu as toujours longuement pensé tes choix d’emplacements, et là, dans l’urgence, ce gadget, ce bijoux trop à la mode et gênant s’est étonnamment imposé. Il n’a pas fait ses preuves, devenu objet de mauvaises habitudes, quelques tics linguaux auront scellé sa perte.
Journal de tes marques
Portrait de Caroline Mougeot
Photographies et textes intégrés, 2016, photographies argentiques en noir et blanc, série de 9 triptyques, format et encadrement variables (format minimum pour une photo : 30 cm).